Un débat tronqué : Mais où sont passés les Indo-européens ? de Jean-Paul Demoule, extrait de Une certaine histoire de l'Inde, François-Marie Périer (Brumerge-UICG, 2018)
Jean-Paul Demoule, professeur de protohistoire européenne à l'université de Paris I (Panthéon-Sorbonne) et membre de l'Institut Universitaire de France, publia en 2014 un ouvrage intitulé Mais où sont passés les Indo-européens ? (Seuil). Le chercheur considère la quête de l'origine indo-européenne des peuples comme le mythos de l'Occident. Mythos signifie en grec légende, parole non rationnelle et pour lui ici synonyme de mensonge - opposée au logos, la parole-savoir raisonnable. Notons d'abord qu'opposer ainsi le mythe et la raison, à la suite de Platon, est trompeur : les mythes, rêves et symboles, l'art, parlent aussi des vérités profondes des êtres et des structures des peuples à leur insu (Freud et Jung l'ont démontré chacun à sa façon, parmi tant d'autres). Et si les mythes et légendes se transmettent et se perpétuent, c'est que les générations savent que ces récits contiennent des enseignements importants. Il y a énormément de choses qui nous habitent et nous animent sans la participation de notre raison, comme les fonctions biologiques, la douleur et la peur, capitales pour notre survie. Nous pourrions y ajouter l'intuition qui, faute d'être expliquée, sinon par des chercheurs indépendants comme Rupert Sheldrake et ses champs morphiques de conscience, est parfois reconnue par la recherche scientifique classique et y joue un rôle important.
Jean-Paul Demoule explique que le mythe des origines indoeuropéennes a pour un certain Occident remplacé celui de la Bible. On peut d'ailleurs remarquer que la période de déplacement de cette recherche des origines (XVII-XIXème siècles) correspond au déplacement de l'axe de la puissance en Europe : le pouvoir de décision quitte progressivement Rome, l'Italie médiévale ou renaissante, l'Espagne, le Portugal, pour aller vers le nord avec une bonne partie de la vie intellectuelle, des arts, avec la Réforme protestante ou l'Anglicanisme, le Libéralisme économique, les colonies, les Lumières... Les peuples du Nord secouent le joug catholique-romain et biblique endossé avec Charlemagne et le Saint Empire romain-germanique et cherchent leurs propres origines, quitte à ce qu'elles soient éventuellement à nouveau mythiques. Et, avec l'idée d'un bassin originel des Indo-européens, ils n'aboutirent pas très loin de la Mésopotamie, dans le cas où ils ne disaient pas venir de l'Hyperborée. On créa au XIXème siècle la notion d'Ursprache, Ursvolk et Urheimat : langue originelle, peuple originel, berceau originel. On dressa des arbres généalogiques. Certains en déduisirent, prenant les empires coloniaux pour preuves à l'appui de leurs thèses, des hiérarchies raciales au sommet desquelles trônait l'homme blanc. Ainsi, contrairement à Schleicher, un des linguistes de la fin du XIXème siècle, son collègue et compatriote allemand Hecker était socialement darwinien et pangermaniste. On parla des langues - et on en parle encore en partie ainsi - comme d'organismes naturels qui naissent, se développent, se transforment, meurent, et peu à peu l'identification raciale avec elles s'opéra. On parlait à cette époque d'ailleurs, en Allemagne, de langues « indogermaniques. »
Les limites de l'archéologie et une question de logique
Outre l'opposition entre mythos et logos, un autre point contestable de Jean-Paul Demoule est que l'archéologie - matérielle et scientifique par excellence - soit la seule à pouvoir trancher concernant l'ancienneté et les origines des peuples. Or, on l'a vu, et Roberto Calasso rappelle cela très bien dans Ka (Gallimard, 2000), les Ârya ne laissaient pas de traces : le bois de leurs autels disparut, l'oralité prévalait chez eux, et sans les Védas et le récit de leurs guerres, nulle trace physique ne nous serait parvenue de leurs invasions. Par ailleurs, l'archéologie est une discipline encore jeune en réévaluation constante de ses acquis et modèles. Jean-Paul Demoule dénombre mille cent racines communes à six grandes familles de langues indo-européennes, chiffres selon lui insuffisants pour suggérer une civilisation avec une « langue propre ». Mais c'est une façon bien facile et légère d'exclure le terme « langue » du débat, sachant que mille cent racines est un chiffre respectable après des milliers d'années de dispersion des tribus. On pourrait aussi demander logiquement : « Comment se fait-il qu'il y ait des langues-sœurs mais qu'il n'y ait pas de mère ? » Ce n'est pas un simple jeu de mots : par quel hasard des peuples géographiquement proches se mirent-ils à parler une langue proche, sans origine commune ? Le climat ? La génétique ? L'inspiration soudaine ?
Des analogies hâtives et dépourvues de rigueur
Jean-Paul Demoule oppose la grande ressemblance des langues romanes et leur faible éloignement géographique, deux mille ans après la conquête romaine, aux langues indo-européennes, beaucoup plus différentes et éparpillées. Il entend par là démontrer qu'on peut véritablement parler de langue-mère dans le cas du latin, dont les langues-filles sont facilement identifiables. Mais là encore, on s'étonne de la facilité et des limites de l'argument chez cet enseignant-chercheur : les espaces et les époques mises en comparaison n'ont rien de comparable. En effet, dans les deux millénaires qui séparent l'Empire Romain et le monde du XXIème siècle en Occident, il y eut une religion en grande partie centralisée par Rome, et le latin, le grec et la Bible pour ciments, des voies de communication, une civilisation de l'écrit sur des parchemins, des papyrus ou du marbre avec des historiens nombreux et des peuples à peu près sédentaires malgré les invasions barbares. Rien à voir avec le nomadisme, l'oralité, la pluralité religieuse, l'isolement plus grand et les voies de communication du Moyen-Orient, de l’Asie centrale, de l'Inde et de l'Europe des millénaires avant notre ère. Le professeur de la Sorbonne, dans ses recherches, met beaucoup plus l'accent sur les influences réciproques des peuples et des langues. Ce processus évident est bien sûr indéniable, même si souvent mal connu dans les détails, mais il n'explique en aucun cas la genèse des langues elles-mêmes, ni ne prétend d’ailleurs le faire.
Pour conclure sur Mais où sont passés les Indo-européens ? de Jean-Paul Demoule (...) ma surprise touche toujours aussi à l'absence de réaction des médias et des collègues universitaires du chercheur en question. (...) Combattre le nationalisme, le racisme et la xénophobie est une nécessité et un devoir. Mais chercher la vérité historique l'est tout autant. (...) J'ignore pour ma part s'il y eut une langue commune à l'origine des peuples indo-européens, mais les arguments que nous venons de voir ne sont pas de ceux qui feront renoncer à son « mythos ». Ils sont très proches eux-mêmes d’une mystification et ne feront que renforcer les mythes de leurs adversaires, le grand public demeurant la victime de leurs idéologies et de leurs intérêts respectifs. Je n’ai personnellement rien à voir avec ces deux camps, l’un mondialiste, qu’il soit capitaliste ou hérité du marxisme, et l’autre nationaliste.
De leur côté, les linguistes américains Greenberg et Ruhlen, rejoints par le généticien italien Cavalli-Sforza, constatent une correspondance entre les embranchements des peuples et des langues dans leurs études, mais leurs déductions sont contestées. L'ouvrage L'indo-européen appartient-il à une macro-famille appelée eurasiatique ? de Jean-Pierre Levet (Presses Universitaires de Limoges), résume les recherches de Greenberg et consorts.
http://les-editions-brumerge.wifeo.com/une-certaine-histoire-de-linde.php
http://www.becdanlo.fr/Brumerge/Une%20certaine%20histoire%20de%20l'Inde_extrait.pdf