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L'intégralité des carnets de voyages  Inde se télécharge par le lien  Inde, carnets de voyagesl     Inde, carnets de voyages

 

 

lien pour les photographies: link

( http://www.flickr.com/photos/fmp/sets/72157627443920985/ )

 

 

Inde

 


 

 

Vieille ville de Bénarès

Bénarès, août 2006, photo: dr François-Marie Périer

 

 

Bharat

 

Qui pose le pied en Inde marche sur l'océan de lait que barattent encore, toujours, plus que jamais, Dévas et Asuras et se trouve lui-même avec lui, avec eux, baratté.

Toutes les formes naquirent, selon les écritures indiennes, de ce grand barattage où dieux et les démons tiraient sur le serpent en deux sens opposés, unis en leur insu, car tel il est écrit - et les dieux et les sens - par la manifestation à être.

L'Inde n'a jamais cessé d'être la source, le fleuve, les bouches, la mer, tous les océans donnant au joug du jour le cristal, la lave ou l'indicible, à tous ceux qui soutiennent l'éclat, la fusion et le vide. Tout ici a son aube avec son crépuscule, nul ne peut s'y laisser éblouir de lumière sans s'abolir en ses ténèbres.

L'Inde est un grand losange entre les cimes blanches, le bleu du ciel, entre les crêts et les mers aux mêmes teintes. Et comme l'eau entre ces deux vertiges : l'élan, l'abîme, joue ses métamorphoses, l'homme se noue et se dénoue, métempsycoses. L'Inde est une grande louange entre deux inconnues : la mer, la mort. Entre elles l'âme erre, l’âme erre, toujours recommencée, encore s'échouant sur les mêmes rivages.

L'Inde dit tout à qui veut ou ne veut pas l'entendre. Elle est les vagues hautes comme les parois himalayennes, la plaine qui avance comme le Gange dont on ne peut voir certains jours qu'une berge à la fois, jaillissement qui paraît nier à tout jamais la poussière, la boue, le sable dans sa crinière folle à Gaumukh, et puis mille et mille rivières, ruisseaux, caniveaux, marécages. Un milliard d'êtres qui se désirent et se déchirent trente-trois millions de divinités, soit autant, donc, de démonités en balance. Et ces êtres qui tournent sur et autour d'eux-mêmes, que le serpent attache et arrache à leur être barattent l'océan de larmes où se noie cette terre et s'y abîment et s'y noient à leur tour ou y meurent de soif, barattent l'océan de lait d'où s'émut cette terre et y font et y voient s'y lever mille milliards de formes, toutes celles que peut contenir l'infini que bordent et baignent  trois infinis: l'humain, l'humus, lumière.

Espace de toutes créations, toutes dissolutions, étincelles, extinctions, cour de récréation des dieux, des autres, en tout lieu, enjeu perpétuellement remis en jeu entre eux, lotus péninsulaire sur l’océan de toutes nos aurores, de toutes nos horreurs crépusculaires, sous-continent soutenant toute l'Asie, contenant tous les autres, lui-même insoutenable, lui-même incontenable, content de tous les sorts qu'il se fit, qu'on lui fit, c'est le cœur qui se bat, s'ébat, bat sans rien qui ne l'apaise, sinon lui-même qui se cherche lui-même. 

 


Darjeeling, drapeaux de prières

 

Le vent ne connaît pas de frontières. S’il flatte un temps les voiles des hommes, les drapeaux des nations ou des prières, fait frissonner les peaux, les amours propres ou sales, et leurs couleurs, il est comme le temps qui ne respecte ni les contrats ni les contraintes. Les oripeaux sont la sentence et le salut de tous les voiles, toutes les voiles. Sous le soleil et dans le vent, le blanc tend vers le noir, le noir tend vers le blanc, mais le cœur est toujours écarlate de vie et l’arbre qui se dresse est le même en chacun. Les nuages ne savent à qui ils appartiennent, sinon à tous les vents et à toutes les mers. L’encre des illusions a coulé sur les draps, s’est dissoute dans les eaux et les airs, il ne reste que les mats, doigts pointant vers  le ciel, disant : «  Ne nous regardez pas, mais lui. »

 

 

 

Ahmedabad, Jama Masjid, arabesque ourdou.

 

Nul ne saurait arrêter l’esprit en quelque forme humaine, fixer le souffle en ses poumons sans asphyxier bientôt. Pourtant le vent parfois se pose, et la lumière aussi. Au commencement était le verbe, alors l’Etre se fit lettres et la pierre devint chair, et la chair devint prière. Les notes et les mots, les chants d’amour qui montent et qui descendent, viennent du plus profond de l’âme, de son royaume obscur, et les sons qui en sortent sont de charbon et de diamant. Comme un corps en la danse aspire à n’être plus que sens en le son qui l’inspire, sa trace vole et plonge et glisse et comme une arabesque ou le pinceau d’un maître, va parcourant tous les mondes dans des formes infinies, parcourue toute entière par la forme infinie.


 

Khajurao, déhanchés

 

Corps qui s’attirent par leurs âmes aimantées, corps célestes par leurs pôles magnétiques, unis par leurs affinités, pour leurs infinités.

Dieux amants de Khajurao. Ils se tiennent par la taille de la pierre de sable et sortent par elle en souriante révélation. On est pieux ou bien dieux. On adore ceux qui ont vécu leur rêve ou on est le rêve qu’on adore. Une statue rend hommage au sculpteur inconnu à l’entrée de Khajurao. La Création est anonyme. Mais l’artiste qui ausculte la roche y entend, y voit battre mille milliards de sphères dans le grain et la poussière. Il ausculte ces sphères et y découvre, dans un frisson, la fission et la fusion, ensemble, l’âme dans la matière, divin couple enlacé, et les sculpte. Que contemplent ces dieux quand nous les contemplons ? quel horizon plus lointain que le leur ? Ou bien sont-ils dans la pure béatitude de leur être, baignés par les vagues amoureuses de leur coït ? « Sand stone », pierre de sable, grés clair, telle est la pierre d’angle de Khajurao. Eden de dune et d’unité, et nudité des déités. Qu’est-ce qui s’émeut en nous avec les lignes de leurs corps ? Feinte de corps pour l’esprit qui veut, voudrait aller en ligne droite entre deux points et mettre entre parenthèses le monde tout autour, feinte de corps pour la hâte de saisir par un désir dérisoire ce qui veut faire pleuvoir sur nous une pluie d’or. Ce qui émeut dans le déhanchement de ces dieux amoureux, c’est cet instant où la ligne devient sphère. Et la sphère qui se déhanche à son tour devient huit, infini. Le déhanchement est ce corps déconcertant pour la raison qui résonne avec le concert universel. 

La félicité de ces couples du ciel qui s’avancent au bord du temple comme au balcon de leur demeure, l’espace dont ils viennent, où ils voyagent, qu’ils habitent pour nous, et pour nous dire sa beauté et nous appeler à la rejoindre, cette aliène et intime félicité est à elle-même inaliénable, parce que dépourvue de liens.

Elle vient de cet espace, immense, intérieur, antérieur, qui vient de l’acquiescement total à ce qui est. Inaliénable liberté de qui s’immole au feu de l’instant présent et voit venir à lui tous les mondes en pèlerinage s’immerger dans son esprit, s’y dissoudre et s’y reconnaître. L’anté-matière, l’anti-matière, l’amant de la matière et la matière elle-même, c’est l’esprit.

 

 

Calcutta, Hommes-chevaux

 

J’aime cette Inde, pourtant città dolente et sitar indescriptible, indolente comme ses vaches, nerveuse, profonde comme un son de tabla résonne comme un cœur, comme un coup, comme un pan, un piment au creux de l’estomac à jeun. Que peut-il se passer dans l’esprit de celui dont la caste est écrasée depuis des millénaires ? Leçon, lucidité, acide crudité des ténèbres, cruauté de la lumière du jour qui demande de troquer le trop court repos de la nuit passée sur un trottoir contre un repas à peine. Marathoniens dans le marasme chtonien, malgré le marxisme bon ton des autorités, dans les défilés des buildings, la crue des artères où coule le métal en fusion, où fume l’or sombre de notre âge de fer, notre rage de faire, notre rage noire, notre âge noir, Kali Yuga, fin du cycle à Calcutta comme partout ailleurs. Mais le cyclo pousse encore, tient l’homme à bout, à bouts de bras. C’est or noir contre or clair, huile de pierre contre onction solaire et on cherche l’issue des gaz d’échappement des sociétés crépusculaires dans le ressouvenir des aurores brumées, brûlées trop vite. Mais pour cet homme-cheval devant moi, c’est huile de coude. L’humain qui a perdu toutes ses illusions, toutes ses certitudes ne peut-il rêver plus librement ? Dégrisé, aiguisé comme le scalpel des chirurgiens des âmes et la lame du sabre de Kali ? « Laissez toute espérance, vous qui entrez » est écrit selon Dante à la porte des Enfers. Et laissez toutes peurs, elles ne serviraient qu’à asservir vos cervelles, écuelles impuissantes à accueillir les déluges des gemmes et des charbons ardents qui sans hâte et sans trêve se répandent, se répondent ici.

 


Qutb Minar, Delhi

 

Est-ce que ces lettres, arabesques, sont taillées dans la roche et le sable, ou est-ce la roche qui est taillée dans la lettre ? Et l’être émane-t-il de la matière, ou est-ce la matière qui émane de l’être ? Entre les caractères et les formes sculptées de ce minaret ancien de la première Delhi, l’ombre du matin cache la base et on pourrait croire qu’il n’y a que le verbe et le vide et on pourrait comprendre aussi qu’il en en est réellement ainsi. Il y a les êtres, les arts, les paroles, les temples qui s’écoulent, qui s’écroulent. Qutb Minar, sublime colonne à la cime emportée par le temps qui laisse voir les blocs de pierre brute  dessous les ornements. Non comme une chair à vif, mais comme les os sereins de celui qui ne se révolte pas contre le passage magnifique des cycles auquel il participe et s’abandonne. Pas une seule des lignes qui ne soit reliée à l’élan qui monte désormais vers le ciel et y disparaît comme on fait le grand saut par la falaise ascensionnelle. Fleuve minéral du minaret voué au bleu d’en haut, que la pesanteur a apparemment brisé et paradoxalement plus vite libéré. Plus loin, il y a une tombe de marbre blanc, sans inscription, au centre de murs constellés d’astres de lettres en galaxies brûlantes. Le blanc, le vide, ce que l’on appelle et craint : « la  mort », soutiennent toute vie. Il faut entendre que l’absolu soutient l’homme relatif comme l’air soutient sa chair et le vol de l’oiseau qui errent en ce lieu. Grés rouge comme chair rouge ici, comme cœur rouge, comme ce mendiant hier sous sa peau brune et sale me montrait sa chair à vif. Pour me dire que toutes les chairs souffrent, de la même couleur, de la même douleur sous le miroir de nos peaux. Celle-ci oui était une chair à vif, comme les yeux qui refusent de se fermer, et la bouche de se taire sont aussi des plaies à vif, c’est à dire vivantes. Ce voyage commence aujourd’hui, le long de la Yamuna, vers Mathura, puis rejoindra le Gange. Nous suivrons cette paix, cette plaie, cette plaine, cette plainte du Gange vers l’Océan où son soupir se dissoudra dans le souffle des vagues. Mais la plaie ne se cicatrisera pas, comme les larmes des Bodhisattvas refusent à leurs yeux de se fermer sur le monde. Le sel qui donne son goût à la vie, aux larmes et à la mer garde les plaies ouvertes et conserve ce qui nourrit l’homme, pour que sa vie soit longue, de la vie des vivants. Au cœur de ce cœur de grés rouge tout porté par le verbe tourbillonnant, il y a la tombe blanche, qui est l’atome blanc, qui garde ce secret : je suis vide et divine.

 

 

Indian Museum, Calcutta. Maitreya

 

Art du Gandhara, art gréco-bouddhiste, bouddha Maitreya. Il sera le dernier bouddha à venir, peut-être parce qu’issu du maïthuna, le coït sacré, de l’Inde et de l’Occident. Rencontre des arts, par les armes et les larmes précédée, sur le corps de l’Orient profond, des hauts plateaux et des vallées secrètes de l’Afghanistan, du Pakistan.  Rencontre de la raison grecque et de l’extase indienne,  à l’acmé cachemirie des armées d’Alexandre en conquêtes, en quête d’autres déraisonnables horizons à l’est d’Athènes, à l’est de nos dédains. Les fils de la Grêce d’Alexandre le macédonien, ce fils rationnel d’Aristote, fils indigne de Platon, lui-même pâle fils de Socrate le maïeuticien, étaient censés incarner le génie du philosophe. Mais comment accoucher sans avoir d’abord connu, aimé ? Maïeutique, Maïthuna, Maïtreya.  Maïtreya signifie « Celui qui aime »… La mêlée des armées d’Alexandre et des peuples d’ici, fut un mélange des eaux qui en se retirant  laissa quelques merveilles et démentes semences.

Ce Maïtreya de l’Indian Muséum de Calcutta est un astre de pierre lourd – et tel est un des sens du mot gourou : « pesant ». Il a les formes d’un guerrier, la prestance d’un juge, le regard de la dernière chance offerte gravement avant l’effondrement, comme un morceau de soleil tendant sa main comme une torche, avant qu’elle n’enflamme tout. Cheveux sur les épaules, rayons descendus parmi les hommes. Et flots de la cascade, car il est feu et eau. Tête et chevelure forment un triangle dans le cercle de son aura. La toge et ses plis concentriques sont le signe des ondes qu’il émet depuis le large de l’océan et de l’espace, la signature grecque aussi de son artiste inconnu. Ni le Christ, ni les Bouddha du Gandhara ne sourient, contrairement aux dieux hindous. C’est que les dieux ignorent ou bien ont oublié  la condition humaine et planent au dessus des hommes dont ils ne partagent de temps à autres que les épouses et la fumée des sacrifices. Jésus et Bouddha furent pleinement humains, traversant, triomphants, l’un la Passion, et l’autre la souffrance. Ils savent le chemin long de ceux qui les suivent parce qu’ils les aiment, et ils les aiment aussi. Et les torses ronds des héros de l’Eveil gandharas sont décorés de colliers aux perles glorieuses, qui disent les routes parcourues, la poussière, les orbes et les émulsions d’étoiles qui ont vu leur passage. Lourdes parures, comme la Voie Lactée peut-être et ses astres magnifiques soulevés par le souffle de l’homme universel. Les mains posées, l’une dans l’autre apaisées, dyana-mudra, fin de la dualité. Les bras comme des fleuves dont les doigts sont les deltas, se jettent l’un dans l’autre. Homme unifié, magnifié, magnétique, gangétique. Jour et nuit, lune, soleil, tout cohabite dans l’espace de son esprit et tous en sont épris. Moustaches en ondes calmes, homme incarné et souffle émanant des narines au-dessus. Boddhisatva, homme pneumatique, c’est à dire, selon les anciens gnostiques grecs, homme établi dans le souffle, pneuma, dans l’inspir et l’expir, homme spirituel. Et comme le souffle fait l’amour avec la chair, il laisse se faire l’hymen, il est sphère et l’humaine plainte ancienne s’éteint dans la plaine ouverte de leur lit. En sanskrit, « bodhi » signifie non pas corps mais conscience, et lorsqu’elle prend corps, alors le corps prend conscience.  La robe d’un côté accrochée à l’épaule, comme un voile levé, le rideau sur un rite, le corps de l’homme sacré. Et de l’autre côté, des bracelets qui ceignent le bras comme le cadeau de celle qui désire, amoureuse,  qu’on se souvienne d’elle. Cadeau de la déesse qui a levé son voile,  s’est dénudée pour lui qui n’a pas eu peur d’elle, qui a su devenir son miroir et amante et le lac de son bain, le témoin de sa danse, et celui de l’alliance.

 

 

Nilgiri Hills, Les tributs des vaincus

 

Rome avait salé les terres de Carthage, rasé la ville. Vae Victis ! Malheur aux vaincus. Il semble que de tous temps, les femmes et les terres des conquis furent destinées au viol, à l’esclavage, et à porter les fruits des conquérants. Sucre, cacao, café, tabac aux Amériques et en Afrique. Blé et vigne au Maghreb. Thé, sucre, eucalyptus en Inde. Les sols d’ailleurs accouchent dans la douleur de nos douceurs d’ici, et les colons aiment faire des jardins en Eden, dont les fruits sont défendus à ceux qui les cultivent, où les hommes déportés, sauvés par la sueur de leur front et les indigènes convertis, pourront planter une croix sur leur monde enchanté qui n’enfantait pas assez. Et le tribut est lourd à payer pour les visages bruns.

La loi des vainqueurs veut humilier par sa foi, à la fois et l’humain et l’humus et éteindre cette ancienne lumière, astre ancestral qui brille dans les yeux bien droits des peuples premiers, comme il l’a d’abord éteinte dans les siens sous les légions et les logions de cette Rome qui avait crucifié son Dieu avant de l’adorer. Telle est la chaîne de l’exil et de l’aliénation. La Genèse nous dit comment Adam et Eve furent chassés d’Eden par leurs démiurges irrités, pour hériter de la terre et du labeur. Les peuples de la Bible qui devinrent puissants par la folie furieuse de leur force de travail  chassèrent à leur tour de tous leurs paradis les primitifs qui avaient l’impudence et l’imprudence de vivre pauvres et nus, et sans âmes et sans armes, et sans larmes de coulpe, ou trop peu.

         A Ooty, quelques Todas habitent au dessus du jardin botanique. Le symbole est puissant. Comme les aborigènes d’Australie, comme les Hopis ou les Kogis des Amériques, ils se disent les gardiens de la Terre, de droit divin, car leurs dieux la leur confièrent. Ceux qui nuisent à la Terre, qui l’agressent ou l’engraissent contre nature, nuisent à eux-mêmes et à ceux qu’ils aiment, par ce qu’ils sèment. Il y a en permanence, sous les images et sous les mots, dans les images et dans les mots, une double signification : le sens  physique et le sens symbolique, que la poésie met en même temps à jour, en révélant le double sens : moins l’infini, plus l’infini, qui en spirale part de toute origine à tout instant. Nous habitons la Terre, beau jardin botanique, en tristes jardiniers. Chez les Todas, il y a un temple de bois sombre décoré de la Lune, du Soleil et de Vénus, d’autres étoiles, et du buffle. Beauté des femmes aux visages ouverts, regard sans peur, léger sourire. La beauté et la force de ceux qui n’ont plus rien à perdre, car on leur a tout pris sauf eux-mêmes, ce qu’on ne peut leur prendre, et ils ont tout pardonné. Le « beau peuple », comme il s’appelle lui-même, ne cultivait pas la terre, sa mère. Les Todas ne s’en donnaient guère le droit, ils ne se connaissaient que des devoirs et de l’amour envers elle. Comment peut-on vouloir faire porter à sa mère des fruits ? Et comment oser croire qu’il y a quelque chose à ajouter à la Divine Création ? Inceste agricole pour eux. L’inceste ferait partie d’ailleurs des interdits universels des peuples premiers, lesquels ne labouraient pas le sol, comme Adam et Eve avant la chute. Tous les peuples ont le même âge, mais non la même mémoire, ni le même horizon. Le buffle qu’ils aimaient, donc qu’ils ne mangeaient pas, leur donnait grand part de leurs besoins. Ils échangeaient leurs biens et le fruit de leur travail avec les autres peuples qui habitaient ces montagnes dites « bleues », Nilgiri Hills, et qui se livraient à d’autres productions. Les anglais mirent fin à cet ancien équilibre qui avait contre lui de ne créer ni manque, ni désir, ni devise.

 

 

Lithothèque

 

Mahabalipuram, temple de Mahishasuramardini, c’est à dire de Durga mettant à mort le démon buffle qui menaçait l’univers. C’est une minotauromachie, puisque l’asura porte une tête de buffle sur un corps d’homme. Cette caverne, « cave » comme on dit ici, est le lieu non pas de l’illusion et de l’enchaînement, comme celle de Platon, mais des révélations. Et tout d’abord du rêve : celui de Vishnou qui, allongé sur le serpent Ananta, émet le monde de son nombril. Peut-être devrions-nous comprendre par là que Vishnou, le second dieu de la Trimurti indienne, celui qui préserve le monde, est d’essence féminine, et d’ailleurs un mythe le fait figurer déguisé en femme aux côtés de Shiva. La gnose de ce songe de Vishnou nous est dite depuis le granit monolithe, monolithographique, et elle nous est contée comme sans gravité, comme ces vieux et pieux brahmanes content les mythes ancestraux en sachant que leur mémoire s’effacera à peine un peu plus tôt que les lignes de la pierre. Et il y a du respect et de la profondeur et du détachement dans leur voix et leurs mots car, derrière, l’Esprit sait que lui ne mourra pas. En effet, le démiurge et le dramaturge ne sont pas sur la scène, et pourtant ce qui s’y passe est leur œuvre et leur passion. Et si Vishnou émet le rêve de l’univers depuis son inaccessible monde, il aime aussi que l’homme, entre autres créatures, s’y reconnaisse libre, aimant infiniment, et égal à lui-même.

Taillé dans la roche, ce temple qui oppose, sur ses murs sud et nord, le dieu Vishnou et la déesse Durga, ce temple n’est pas grand. Quelques colonnes devant, aux chapiteaux gracieux, à peine plus hauts que celui qui les admire. C’est depuis Alexandre qu’on creuse ou qu’on bâtit des temples avec la pierre en Inde. En passant distraitement, on pourrait manquer le lieu, comme on croise sans le savoir un livre qui peut changer notre vie. Comme on passe à côté de soi-même. Mais quand on entre d’abord dans ce petit espace, et puis dans les reliefs sur les côtés, c’est une autre dimension qui s’ouvre, où se reflète et se réanime notre mémoire intérieure.

A gauche, au sud, Vishnou rêve, allongé, entouré comme par des veilleurs attentifs. Qui saurait toucher au monde du grand rêveur, et ausculter l’occulte source du fleuve ou de l’artiste ? Il semble que le dieu soit à jamais plongé dans cette indienne indifférence, puisque tout est rêve et qu’il est au delà.

Pourtant, en face, à quelques mètres, Durga, dont le nom signifie « l’inaccessible » sauve la Création, à l’intérieur de ce  même rêve, contre la léthargie ténébreuse du buffle. Nous rêvons tous, mais il est capital de le savoir, et de ne pas nous endormir à l’intérieur du rêve… Merveilleux, paradoxaux sommeils, énigmes, silences et koans asiatiques !

Et Durga, la shakti, la « puissance », triomphe de l’apathie, car elle est la femme solaire, montée sur un lion à la crinière flamboyante, armée d’un arc dont les flèches en rayons percent l’obscurité du bovidé amant des sommeils aquatiques et boueux. Pauvre buffle, maltraité par les mythes, lui qui donne son lait à l’Inde entière… Aussi bien Vishnou que Durga sont en définitive tous deux inaccessibles mais pleinement présents, luttant au cœur du monde comme dans la masse même de cette pierre. Et quand on est dans ce temple entre ces déités, on peut contempler les trois mondes  - cieux, terre et enfers - contenus dans le rêve, sans cesser de rêver. Et on peut aussi voir gravée l’histoire de toute vie. Au sud, Vishnou, c’est notre onirique origine dorée, fleuve qui coule depuis la source du sommeil. Au nord, Durga c’est un delta, une apocalypse parmi d’autres dans une ère lointaine qui nous parle de nous ici et maintenant.

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