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         Piémançon, Salins de Giraud, Camargue, juillet 2011, dr François-Marie Périer

 


 

Camargue

 

 


El Ralam wa ‘l qalam.

 

Le « ‘alam » est le monde, le « calame » est la plume. Le monde crée la plume pour qu’elle lui écrive des lettres d’amour et lui dise qui il est. Plage de  Camargue, comme au début du monde. Il y a des coquillages qui gardent la mémoire, par leurs cercles centrifuges, des vagues qui les portèrent au rivage, de la source et des ondes. Ou bien c’est le souvenir de ce bel avenir qui rappellera les mers, les fleuves et les sources vers le sein d’aube primordial, ou toutes les couleurs vers le noir de la pupille. Il y a trois plumes blanches à quelques pas de l’eau qui est si claire et douce que les frissons de surface se reflètent au fond en dessinant des huit ou les ondulations de quelque chevelure de l’autre côté de la mer. Et ces trois plumes blanches nous disent : « Vois : cette mer est transparente, mais si tu prends le large, la transparence est bleu, et plus le large est vaste, plus le bleu est profond. Et avec ce bleu marine, Il a écrit le monde sur le grain clair de la plage, de la page parchemin et par voies infinies. » Au commencement, il y avait cette encre de la mer et cet espace du sable. Tous les livres sont déjà écrits dans les rouleaux des vagues, qui deviennent des langues en touchant au rivage, et y jettent le sel qui est toute saveur, tout savoir. Et ces langues d’eau, d’Oil ou d’Oc, se retirent en réitérant cette supplique, ce mystère, ce supplice : un long glissement doux sur le sable qui ressemble à un appel au silence. Et les rouleaux des vagues se liront dans toutes les histoires que déroule le monde. Entre la mer et la terre, il y a l’écume, voie lactée entre les univers, comme un voile posé sur les traits de l’épouse, voile éphémère, le temps d’un rite, théâtral rideau.

 

 

 

 

 

 

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         Connemara, Août 2000, dr François-Marie Périer

 

 

Irlande

 


 

Ile des saints et des poètes

 

L'île est ce lieu qui ne s'éloigne des autres terres que pour se faire plus proche des eaux, du vent et du soleil. Tels sont aussi les hommes qui se détachent de leurs semblables qui ne se veulent leurs semblables, de leurs prochains qui ne se veulent leurs prochains. Si l'Irlande est cette île des saints et des poètes, c'est qu' ils savent avec elle l'abandon aux grands vents, aux eaux d'en haut  qui écrasent et qui sacrent ceux qui ne les refusent, qui éprouvent et abreuvent la soif que rien ici-bas ne saurait étancher, qui laissent corps et âme comme après la tempête épuisés mais empreints d'un mystère nouveau qui brille dans leurs yeux qui ne se tournent plus.

 La nudité des landes aux forêts sacrifiées autrefois pour le bois des navires en quête de l'ailleurs, pour la terre des serfs en quête de survie, c’est le dépouillement des âmes agenouillées qui attendent le coup avec la grâce, l'humiliation des certitudes avec l'extase de la vision. Rien ne doit demeurer qui s'oppose au contact avec la terre, avec le ciel.  Connemara. L'Esprit souffle où il vente, où les voiles l'attendent. L'eau baptise où il pleut, là où les mains se tendent. La terre qu'ils élisent est si mêlée à eux qu'on y marche sur l'eau plutôt que sur le sol, que s'envoler parfois y semble plus aisé qu'avancer. Qui saurait allumer un feu où règnent vent et eaux? Pourtant, cette terre gorgée d'orages et de tempêtes est gardienne des flammes et chauffe tout un peuple. La tourbe est l’œuvre au noir, matrice du grand oeuvre, qui accueille le Verbe et attend de brûler. Le saint et le poète ont ceci de commun qu'ils refusent les chaînes d'or pour des liens invisibles qui les relient enfin à l'au-delà du sens. Quand ils ont transformé leur vie en un bûcher des illusions, éteint toutes les braises dans le déluge de leurs doutes, et dispersé les cendres encore humides dans le souffle qui monte des montagnes écroulées, il leur reste une terre désolée, solitaire et aride, digne d'une malédiction, traversée par des vents comme des esprits fous ne pouvant se poser, tant rien n'est demeuré. C'est alors que leur âme, cette  plaine promise aux larmes et à la mort comme une femme stérile, se découvre soudain terre promise à une vie plus grande et enceinte d'un feu qui doit illuminer et chauffer tous les hommes.

 


Le saumon de Finnen

 

Le saumon est un des symboles de l’Irlande, et celui par excellence du savoir. Dans le mythe celtique, Finnen faisait cuire un jour un saumon pour son maître lorsqu'il se brûla. Il porta son doigt à sa bouche et reçut l'illumination. il lui suffisait par la suite de toucher une de ses dents pour avoir la réponse voulue.

Alors pourquoi le saumon? Le monde est le grand rêve que l'absolu fait de lui-même, dont chaque corps, de la galaxie à l'atome est une poussière d'or sous le plomb de nos paupières. Cette poussière vole ou demeure en repos, mais toujours cèle en elle une clef du miracle sans fin en ses métamorphoses de l'univers. Telle la goutte qui fut une étincelle, tel l'océan qui fut un ciel qui fut soleil.

En la source est déjà le terme d'où tout fut puis s’enfuit. Où est l'espace dans le point? Où est le temps dans l'instant où ne s'étend encore la main qui révèle en sa paume trois fleuves qui disent tout ce qui est, sera et a été: vie, cœur, chance. Pourtant ces fleuves dans le poing de ténèbres telle la Parole dans le rouleau, ont déjà jailli, traversé le roc et les gorges, inondé les plaines, connu l'extase dans le delta de la déesse. Tout fut rêvé dans cette nuit que les doigts et les dieux nous cachent et puis nous semblent effacer dans le jour qui l'écrit de lumière.

Le saumon est le rêve de l'âme à la recherche d'elle-même. Il naquit à la source douce, claire, bouillonnante où chaque goutte est un diamant, où le son n'a de cesse de terrifier et de bercer en la même voix ce qui sort de son sein. Il partit vers la mer en se laissant descendre le long de la rivière, ce rayon de lumière, comme on suit une enfance portée par un élan vital qui jamais ne s'épuise. Il vécut là quelques années. Et puis un jour l'appel de la source, la nostalgie des origines. Les poissons: dernier signe du zodiaque, fin du cycle. Le saumon est dans le mythe celte le dernier voyage de la métempsycose, la dernière incarnation de l’homme. Pour comprendre il nous faut avec lui remonter le courant qui tout emporte par des sauts, des élans sans cesse recommencés vers le ciel pour que la force qui éloigne du mystère de l'origine n'ait de prise sur le corps. Le saumon jeûne et vole au dessus des torrents, jour après jour, appelé par la nostalgie des origines, ne comptant que sur ses réserves pour accomplir le grand voyage, il brûle sa graisse dans la fièvre folle de ses sauts, comme en sacrifice à un dieu génésique, comme un navire qui déchire ses voiles pour ne plus revenir. Il reconquiert les chutes des rivières par lesquelles ils s'en fut vers la mer au printemps de sa vie, le long desquelles veillent des prédateurs aux griffes et aux yeux sans pitié qui attendent qu'il soit impuissant à franchir le torrent pour se nourrir de son rêve avorté, par sa chair apporté. Tout au long de l'épreuve, cette chair est guidée, instant après instant, par un instinct pressant, par un parfum: celui de la route qui mène au lieu premier: pour le saumon ce souffle,  ce filet d'air est fil d'Ariane guidant la voie. Et sa chair se teinte chaque jour davantage de rouge, comme la peau s'en va avec l'eau qui la brûle. Les saumons qui parviennent à sauter les abîmes, résister à la glace des flots, à la griffe des ours, et ceux qui ne meurent pas contre les murs que l'homme a mis sur son chemin dans l'épuisement de qui préfère la mort à l'exil de soi-même, deviennent au soir de leur vie aussi écarlates et sanglants que le soleil qui descend vers la nuit. Connaître, c’est naître avec, c’est aimer dans la chair, c’est mourir à soi-même pour renaître uni. Au terme de son pèlerinage aux sources, dans l'eau si peu profonde, si transparente qu'on ignore comment elle peut engendrer ses torrents et ses fleuves, le saumon qui s’accouple s'abandonne à l'amour dans la dernière fusion d'ou la vie à nouveau partira en quête d'elle-même.

 

 

 

 

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         Lisbonne, Fleuve Tejo, avril 2002, dr François-Marie Périer

 

Lisbonne


Voix

 Le portugais ne permet à sa langue de toucher à l'océan sans en goûter le sel, et un peu d'amertume. L'espagnol porte dans la clarté de sa diction la sécheresse de sa terre, de ses rivages, la connaissance de sa mer depuis longtemps battue, arpentée, courue et discourue. Mais que savait-on, il y a si peu de temps, du large, à l’ouest, où mourait le soleil, du bord de cette assiette qu'était le monde?

 En s'ouvrant à l'espace au-delà des repères, l'homme perd quelques freins, laisse quelques amarres, lasse quelques amours. Le souffle et les vagues, venant d'on ne sait où, quel nouvel occident, creusent en les caressant, ressac avec embruns, les digues et les jetées, les lois et puis les langues qu'on voudrait voir durer comme on les a vu naître. A côtoyer l'immensité, le Portugal a gagné un peu d'humilité. La musique de sa langue en est parmi les preuves. Par exemple le « j » : l'orgueilleuse et rugueuse  « jota » hispanique ici n'est plus de mise. Il se prononce  « ch » souffle invitant à se taire, comme l'écume se retire. Et comme l'eau, le vent, le sel érodent certains angles, gomment quelques reliefs, certaines lettres tombent et des mots sont poncés comme des pierres. Langue adoucie, suave et comme pleine de paroles et de larmes gardées, dont on ne sait s'ils viennent de la mer ou de l'homme ou de celles qui restent quand il part avec elle.

 Cet homme ici n'a pas suffisamment de terre pour fuir et oublier la leçon de l’océan, le son de son silence. Il doit accepter la maîtresse patiente, les avances de sa marée, l'alliance proposée, les amours fatales au profane. Le nier serait se nier, se noyer en la sècheresse des âmes tièdes. Le sable égrène le temps qui fuit. Les vagues comptent tous tes soupirs. Il y a dans le portugais de la finitude et de l'abandon. On en sait ici trop pour continuer à croire et se tenir à certaines règles caduques devant le vaste monde. Il n'est pas plat. On peut épouser ses courbes et en faire le tour pour revenir pourtant plus simple en esprit... L'Occident n'est pas tout, il sait bien peu en fait, il a tant oublié. On peut faire semblant, jouer la comédie si bien apprise de l'omniscience, du missionnaire porteur du seul salut... Quand on découvre un peuple qui vit nu comme on vécut soi-même en temps d'Eden, des latitudes si douces et si cruelles que les réponses que l'on porte ne trouvent plus les questions qu'on voulait, des hommes qui adorent Dieu en regardant le ciel alors que le Vieux monde dort... on ne peut plus goûter la paix des morts comme il se doit. Et puis il y a l'Inde, pour enfoncer le clou dans la chair enfin vive. L'Inde, dont nul ne se remet, et qui ouvre les yeux comme deux plaies que seules apaisent ses femmes, que ferment seuls ses sages. Saudade, Fado... Ici s'achève l'Occident, ici meurent les certitudes. La réponse n'est pas ailleurs. Ailleurs est la question qu'ici ne peut résoudre. Alors le doute est roi avec la nostalgie de l'innocence d'avant la mer, et de l'oubli de l'outre mer. Fado, Saudade. 

 

 

 

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        Pont Charles, Prague, avril 2003, dr François-Marie Périer


Prague

 

 


Pravda zvitesi

 

« La Vérité vaincra ». Les ultimes paroles du Jean Hus , du drame de la foi et du peuple bohèmes, avant que le feu ne le fasse se taire et ne fasse éternel son écho.

En même temps qu’il mourrait vivant ainsi, il ne maudit pas les inquisiteurs qui l’écrouèrent mais échouèrent à le conquérir.

1415-1968-1989. Des fleuves d'étudiants sont en crue dans la ville avec une flamme sacrée en chacun de leurs flots, et au-dessus un vent qui souffle avec ces mêmes mots: Pravda zvitesi. Les soviétiques et le parti communiste tchèque, qui s'étaient dit leurs maîtres d'école et de geôle, avaient cru qu'on pouvaient vendre la vérité, imprimée noir sur blanc, en millions d'exemplaires, et rendre la justice, réprimée, corrigée à l’encre rouge, faire autant de millions d'exemples, faisant tous les aveux. 1969. Un homme s'immole, le monde apprend un nom: Jan Palach. La même espérance face à la même folie, qui brandissait la croix, le marteau, la faucille, l’enfer ou la goulag. La quête ou bien l'enquête. L'inquisition de Rome ou de Moscou, les anciens tortionnaires de la Chine impériale savaient que la torture échoue lorsqu’elle  touche au cœur : l’homme meurt sans avoir avoué, sans s’être renié. Alors ils essayaient de faire se perdre l'esprit de l'hérétique au labyrinthe gris, humide, froid de sa raison, de son cerveau. Prison, caveau. Le tortionnaire tente de rendre l'autre fou, tente le fou en l'autre, parce qu'il est fou lui-même Mais tel est le paradoxe de ce monde : l’obstacle ouvre des voies insoupçonnées, et  l’oppresseur est souvent le maïeuticien du chercheur de liberté.

Pourquoi la vérité vaincra-t-elle? Parce qu’elle est l’adhésion à la vie toujours renouvelée, parce que le mensonge est un feu qui ne brûle que sur lui, condamné à s’éteindre.  Qui veut brûler l'espace l'éclaire, qui veut le noyer l'abreuve. Qui renonce à l'emplir le sent déjà en lui.

 


Dépossédée

 

Il est des villes inspirées : Florence renaissante, Vienne Sécession, San Francisco flower power. Il est des villes possédées : Rome antique brulante, Berlin années 30, frénétiquement, Moscou années Staline, froidement.

Les enfers, selon les traditions, sont de glace ou de feu. Prague fut une ville art-nouveau  inspirée au tournant du vingtième siècle, puis possédée contre son gré par l’ubris de Berlin, l’ours de Moscou, et enfin aujourd’hui, par la mafia et l’Occident. La ville ne parvient pas à m’apparaître autrement que comme un corps dont l’âme n’a jamais pu assez longtemps prendre possession pour « l’animer », au sens premier du mot, la vivifier, l’irriguer. Ses ruelles sont comme des rivières jamais pleinement riantes, insouciantes, vers d’autres fleuves, plus grands. Ses places comme des lacs jamais assez sereins ni parcourus de vents francs, c’est à dire libres et véridiques dans l’esprit. Jamais une si belle ville n’a été si longtemps captive, parée malgré elle de fards et de fastes, joyaux sans joie baroques, désemparée, puis maltraitée. Venise fut longtemps aux mains des espagnols, des autrichiens, des français, mais son peuple ne fut pas arraché à lui-même, et peut-être son histoire était-elle plus ancienne que celle de Prague, lui permettant le refuge plus sur du souvenir de sa gloire passée et le mépris des barbares parvenus qui régnaient sur elle. Et puis peut-être aussi, la mer et le soleil…Prague, femme slave, belle esclave, encore et toujours aujourd’hui terrain de jeu pour le touriste ou le mafieux russe. La prostitution organisée par les russes au service des occidentaux… Prague n’est pas pour rien la ville où Mozart composa son Don Juan… Les Don Juan au cœur vide, aux bourses pleines  devraient bien écouter l’opéra joué par des marionnettes qu’on leur propose dans toutes les ruelles, et se souvenir que le « tombeur » tombe à la fin en enfer. Et se rappeler que Faust, autre personnage du lieu, en fut sauvé par l’amour pour l’Eternel féminin à travers Marguerite.

Slave : la peau comme un manteau de neige blanche, les yeux comme des cieux de cristal bleu. Cheveux, soleil d’or pâle. Femme sage, paysage de plaine sans une plainte et patience. Il y a toujours dans la vie humaine, dans la vie d’un peuple et dans ses capitales, un âge d’or plus ou moins bref où l’homme cesse de s’éloigner de lui-même et s’aligne sur ce qui l’anime profondément : l’art, la vie de la cité, celle de la pensée coulent alors ensemble, et les berges des villes sont fécondes et le corps de la ville porte des fruits généreux. On parle toujours du « Printemps de Prague ». Parce qu’il ne fut suivi ni d’été, ni d’effet. Prague ne s’est jamais assez appartenue, tenue à part des décisions que prenait pour elle, comme un époux dérisoire, l’Empire Autrichien, royaume des autruches Habsbourg. Doute, désespoir, rage, résignation, automutilation, sarcasme, oubli, rêve, demeuraient permis à la beauté bohémienne incomprise

 

 

 



 

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Vienne


Derrière les remparts et les façades

 Le Baroque atteint quelque chose à Vienne. La pierre se pare de tant de blanc, se sépare de tant d'elle-même, que les demeures, les palais, les églises paraissent s'offrir sous la cascade d'un voile de mariée qui les sacre et leur donne la distance et la grâce. Pas d'illusion: la promise n'est que promesse: celle de la matière que seul le Ciel tiendra. Vienne séduit, attire, entraîne, toujours sereine. Vienne tourne, dit tout et étourdit: par ses valses et sa grande roue, ses emblèmes, elle enseigne le cycle et le temps: Vienne pour que l’on se souvienne d’une certaine Europe. Pourtant elle offre tout ce qui rend doux l'oubli: Vienne prépare, affine, sert ses valses et ses façades comme elle sert ses cafés, ses chocolats, ses douceurs et ses vins.

Parce que Vienne fut la figure de proue et le rempart de l’Occident, de Rome face aux barbares antiques, de la chrétienté face aux turcs du croissant, puis du bloc de l’ouest face à la faucille russe, elle croit en elle-même, à la valeur de ses mœurs et des mythes qui la soutiennent.

Mais comme disait Nietzsche: « A force de combattre le dragon, on devient dragon soit-même. » C’est un peu ce qu’a fait Vienne avec les turcs et le café, puis avec les nazis. Dernière terre de l’empire romain, marche de l’est de Charlemagne, rempart de la Chrétienté contre l’Islam, la ville incarne et pétrifie l’Occident bien pensant. Mais le « ça », les pulsions de la nature aveugle,  pense malgré tout en elle. On est poste avancé d’une civilisation comme on est le  surmoi dont l’ennemi, le barbare, l’infidèle, l’ombre sont l’inconscient. Où d’autre qu’à Vienne Freud pouvait-il professer et prophétiser en vain les démons de l’homme blanc qui frappaient à sa porte. Ce juif savait le poids du père… et lorsque ce père est éternel, il devient dur le tuer, que ce soit Jéhovah ou le père de chair. Et quand la Mère est Vierge, il devient dur de l’épouser pour les chrétiens qui prirent le relais du culte et de la coulpe. Et quand le Fils est mort pour nos pêchés, alors à la faute originelle d’avoir désobéi au Père parfois inique, toujours jaloux  s’ajoute celle historique d’avoir tué son fils unique. Et le poids de ce Père-là sur un peuple ou un homme est si grand que la tentation l’est aussi de rester enfant adorateur obéissant ou éternel adolescent rebelle face à lui. S’il est un Dieu, il ne peut l’être en désirant cela…  Nous nous trouvons, avec nos clergés, face aux projections de quelques hommes auxquelles assistent tous les peuples. Vienne rejeta par trois fois les barbares de l’est et accueillit sans réfléchir ceux de l’ouest, s’unissant aux pires qui pouvaient la courtiser corps et âme, parce que les loups allemands avaient la peau blanche et la croix, quoique gammée, sous leur chemise brune. L’Anschluss résonne comme l’alliance d’une femme qui éconduit ses prétendants les uns après les autres pour s’abandonner à la bête qu’elle a nourrie dedans. Hitler naquit en Autriche et y revint en vainqueur, conquérant par les armes la ville qu’il avait échoué à séduire par les arts, alors qu’il voulait être peintre.  Vénus… Vienne, comme Venise,  contient un peu cette déesse dans son nom et ses charmes -  et Vénus s’unit à Mars…

 

 

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Palerme, juillet 2001, dr François-Marie Périer


Sicile

 


Trinacria, Triskèle : deux îles

 

Deux terres, deux îles : la Sicile et l’Irlande, se  tiennent en un symbole qui les unit aussi étrangement que deux mers les séparent. Trinacria. tel était l'ancien nom de la Sicile, qui signifiait: trois pointes. Et cela se traduit en grec: triskèle. Le monde celte, sa terre élue, l'Irlande, ainsi relié à l'univers méditerranéen: quel pont l'oracle silencieux des rives veut-il que nous jetions entre les mers, entre les temps, entre les hommes, entre nous-mêmes? Les îles de la fin furent aussi souvent celles de la faim. Finimondi, hommes partis vers le couchant en suivant le soleil, quittant les terres où leurs maîtres ou leurs colons ne leur laissaient que l'ombre. Au nord, l’Irlande : l’Angleterre n’abandonnant aux indigènes que des landes et des pierres : lors de la grande famine, au XIXème siècle, des bateaux chargés de blé quittaient l’Irlande pour nourrir le bétail anglais alors que les irlandais périssaient par centaines de milliers. Au sud,  la Sicile, dix peuples se sont suivis et l’ont colonisée depuis l’antiquité pour un eldorado devenu terre d'exil brûlée par les hommes et le ciel. Comme les anglais le firent en déboisant l’Irlande pour construire leurs bateaux, les romains épuisèrent la terre sicilienne par le blé et la coupe des arbres. Puis des oliviers par milliers, plantés comme des croix, des esclaves ou des Christ suppliciés, portèrent fruits et profits à leurs propriétaires en épuisant les terres de ceux qui les cueillaient. Plaines et pentes désertes, peuples déshérités. Le visage que dessinent les côtes de l'Irlande est tourné vers un Nouveau Monde, le dos vers l'Angleterre. L'Italie donne un coup de sa botte à la Sicile qui ne peut que voler vers l'Amérique. Et là bas, les derniers seront les premiers. Little Italy, grandes familles. La faim porte la mafia déjà inscrite, comme prédite en elle. La faim nourrie d'indifférence laisse beaucoup d'espace à l'imagination. Elle a souvent le goût de l'amertume. Et quand le frère d'hier devenu l'étranger revient poser ses lèvres sur le sol qu'il a fui, sur la face qui s'était détournée de sa plainte, ces lèvres ont ce goût et laissent à leur place le souvenir d'un baiser, la trace d'une morsure, l'esquisse d'une plaie.

 

 


Vieux oliviers, vieilles vignes.

 

La terre est brute, le ciel brutal, l'eau une grâce ou bien un châtiment, le feu d'en haut, celui d'en bas, impitoyables, omniprésents, imprévisibles. L'homme se nourrit de ce qu'il trouve, s'abreuve de ce qu'il mendie et conserve au passage, et n'échappe au soleil que pour l'ombre et la nuit. Et il finit par ressembler à ce qui, comme lui, pousse sans un soupir, juste une plainte peut-être, celle d'un Job demandant un instant de répit avant l'épreuve qui suivra toujours celle d’avant. Les oliviers, les vignes et les vieux siciliens courbés, noueux et secs, sont frères et fils de la même terre et du même soleil.

L'arrachement au sol, la croissance difficile, se font chez l’arbre et l’homme comme avec un désespoir dont l'énergie s'élève par sursauts. La sève aspire, comme la flamme, à se dresser toujours. Chaque fibre respire un air brûlant qui chasse l'eau à chaque baiser. Le bois monte, dessinant des croix, des chandeliers aussitôt couverts de poussière. Sous l'écorce, au mystère des branches, après la fleur, révélée dans l'ultime métamorphose de la lumière, comme un oeil vert l'appelant, c’est le fruit, puis c’est l’huile : alors, la vie brille, la vie coule, la vie glisse et connaît toutes les peaux de tous les êtres. Plus l'écorce est amère, plus l'effort est obscur, plus le chant sera beau, et le vin et l’huile seront forts, seront doux.

La peau craque sous le soleil, la chair ne soutient pas le regard sans faiblir, les os blanchissent, languissent l’eau. Dans le feu le bois craque aussi, souffle et siffle d'abord, puis s'abandonne. Dans la braise, il devient fils du soleil lui-même avant la nuit, et c'est la cendre. Pourquoi le soleil est-il Dieu? Parce qu'il permet à tout ce qui est d'aller de sa terre à son terme, de la poudre des chemins à la poussière des étoiles. Or, la lumière ici est elle-même voile. Qui désire le voile en fera son linceul. Qui le déchire en fait sa voile. Telle est l'olive, fruit de la dernière terre avant la cendre, avant le sable saharien, dernière écorce avant les os, abreuvée de rosée, dans les matins qui durent moins de temps qu'un soupir, accueillant les canicules et les déluges comme seuls le peuvent un damné, un saint, un fou ou deux amants, sur les pierres et les pentes de la Sicile. Tel l'olivier, que seul l'âne connaît, attaché à son tronc, avec qui il partage la même corde, le même accord à ce qui vit, à ce qui vient. Et l'âme. Et quand le fruit est mur, l’olive est un corps qu'on enlève à sa croix, que l'ombre apaisera un temps, que l'or exaltera toujours. La chair se livre et se délivre, la chair se broie et puis se boit, la chair se repent, se répand. La chair n'est plus, l'huile sera. L'huile a du soleil le reflet, le silence, la lenteur, la transparence dorée et l’incorruptibilité. Si l’or, selon les anciens alchimistes, était la semence du soleil, l’huile en est l’essence. Elle est issue du cœur, du noyau et du grain parce qu'elle est la vie même contenue, retenue dans la vie. Elle est issue du fruit parce qu'elle a voulu jusqu'au bout demeurer dans le gel, sous le feu. "Celui-là qui restera jusqu'à la fin, je lui donnerai l'Etoile du matin". Ainsi parlait le Christ, « l'Oint » par l’huile sainte, car l'onguent pénètre longuement, car la lampe brûle toute la nuit, car l'astre du matin est aussi celui du soir qui mène tous les peuples. Et son sang était le vin, sang de la terre monté depuis le cep dans les mêmes tourments, dans la même Passion et la même beauté que les vieux oliviers.

 


Borsellino, la mort du maître de justice

Les manuscrits de la Mer morte parlent par les Esséniens de l’avènement d’un « Maître de justice » qui n’aurait été autre que Jésus. « La foule choisit toujours Barabbas. » a dit un magistrat français.  La justice divine est  d’abord mise à mort les « justes » humains. Le juge Borsellino, quelques mois après son ami et collègue Falcone, fut assassiné par une voiture piégée sous l’appartement de sa mère à qui il allait rendre visite. Scène frappante de similitude avec celle de la Pietà: le fils emporté sous un drap, sous les yeux de la mère, lacrimosa, dolorosa, le fils aux chairs meurtris et répandus de toutes parts comme un corps flagellé,  crucifié aux quatre vents, qui avait cru dans un règne meilleur pour ceux qui ne le voulaient pas. Quelques jours avant sa mise à mort, Borsellino doutait, devenait fou, et vivait sa passion, comme le Christ au jardin des oliviers. Il se savait trahi de toutes parts, sinon par quelques un de ses gardes du corps, disciples qu’il aimait. Et s’il est en Italie un jardin tout planté d’oliviers aux Judas toujours prêts, c’est hélas aujourd’hui  la Sicile. Le juge Borsellino, avant de rendre l’âme et les armes, avait été obligé de connaître jusqu’au bout cette « nature humaine » dont il défendait les droits et les devoirs, malgré les preuves contraires qu’elle  donnait d’elle-même. Ces droits et ces devoirs qu’ont les hommes de  vivre ensemble libres.

 

 

Naples


Nouvelle ville

Nea-polis. Nouvelle ville, et vie toujours renouvelée sur les cendres des anciens feux. Naples est souvent décrite, décriée ou chantée comme vivante extrêmement, excessive par l’excès de sève qui monte dans les veines de son peuple en sursis et en sursauts continuels, entre vagues et volcan, duel perpétuel pour s’arracher à l’attraction de la mer et de la mort, de la mère vêtue de noir, éternelle Madone attendant la perte du fils. La mère méditerranéenne est encore l’ ancienne grande déesse : Isis, Ishtar, Cybèle, Démeter ou quel que soit son nom. Aujourd’hui, cette Bona Dea, cette Magna Mater au cratère grand ouvert a perdu le culte de ses fils, elle a perdu ses fils, comme Marie, qui lui a succédé, perdit Jésus. C’est aussi pour cela qu’elle est noire et volcanique. Après le bref accouplement dans le pêché et l’accouchement dans la douleur, il faut qu’advienne pour elle et malgré elle, parce qu’on le lui a dit, la Pietà, le départ du fils, où tout s’accomplit de son destin de femme.

 Les peuples que l’on plie à des lois, à des fois, à des rois étrangers – grecs, romains, byzantins, angevins (ou démons ?), aragonais, bourbons (ou bien mauvais ?), savoyards, ou rouges ou noirs de chemises ou soutanes, sous des jougs au grand jour, et par des souverains aux jeux trop souterrains… ces peuples que l’on plie apparaissent tordus à ceux qui les courbèrent ou les visitent encore. Et ils leur semblent fourbes, imprévisibles comme l’eau qu’on refuse de laisser jaillir, ou le feu auquel on refuse de jouir. Naples a beau être ordonnée à la romaine entre cardo et decumano, et plus antiquement encore conçue à la grecque, ce damier tient en échec la tentation de la raison des puissants : les lignes droites perpendiculaires de son centre historique sont depuis bien longtemps devenues un labyrinthe camorriste où des hommes araignées ont tissé contre les hommes régnants des toiles invisibles à la soie plus subtile que celle de Caserte. Le moi et l’inconscient, le roi et la populace, le Droit et les détours. Comme les oliviers, comme la vigne qui s’élèvent en contorsions par manque d’eau d’en haut, l’esprit qu’on n’arrose pas assez s’arroge des droits et s’autorise des entorses qui ne surprennent que ceux qui ignorent la soif faute de l’avoir connue.

 

 


Florence

 

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       Florence, janvier 2005, dr François-Marie Périer

 


 

Pierre d'ange

 

"Cette pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs, j'en ferai ma pierre d'angle", dit à peu prés le Christ. Quand on bâtit la mort, le doute est une brèche où l'eau, l'air et le feu, la terre, la lumière, rétablissent la vie. C'est par neuf plaies que la vie entre et sort de l'homme. Quand certains ferment leurs palais sur eux comme des sépultures, d'autres gardent, ouvertes, leurs plaies à vif: ce sont leurs yeux que le sel et leurs larmes lavent; ravivent et brûlent, et c'est leur bouche pour dire ce qui est. La matrice de marbre qu'on avait extraite du flanc de la montagne toscane présentait un défaut pour l’œil profane de celui à qui elle était destinée. Pour l’œil amant de Michel-Ange, c'était un signe, une signature. David était selon la Bible le plus chétif des sa fratrie. Le bloc dont Michel Ange le fit sortir présentait aussi une faiblesse. Il devait accueillir un géant qu’un autre artiste ébaucha et échoua à sculpter, laissant la pierre impraticable à l'abandon. Michel-Ange la reprit et du tombeau de ce Goliath avorté, il fit la gloire de son David. Les rocs eux-mêmes ont leurs destins, qui parfois croisent ceux des hommes. Tous les peuples anciens savaient que l'innocent est inspiré, que le simple d'esprit est un élu, que la fêlure est une porte. Michel- Ange suivit la faille de ce marbre comme un filon, une voie d’ascension pour celui qui cherche le sommet. Il vit en elle la veine vive, et révéla David avec pour axe même la tare de son marbre, car il était voyant, ne faisant selon ses dires que libérer la forme déjà présente dans la pierre. Du David et son marbre fêlé, il fut le père mais aussi la sage femme, suivant la faille de la matrice pour la faire accoucher. Qui désire la cime devra aimer la faille. Elle seule donne prise dans la paroi, dans l'apparence, dans la méprise de l'impossible.

 

 

 

DIA 0233


Venise

 

Carnaval

 

Venise est la ville de la maya, cette magie d’essence féminine qu’est toute création selon le Vedanta, mystique indienne de l’ultime et de l’intime.

 Maya, magie destinées à s'étendre et puis s'éteindre. Mise en scène, mise au seuil des mondes, sous l’œil des hommes, Venise joue dans toutes ses formes la danse de la vie et de la mort. Elle est l'appât et l'apparence, la parenthèse entre mer et terre où tout est dit et de l’une et de l’autre pourtant. C'est elle qui a du, qui doit et qui devra crucifier jusqu'au bout, par son bois pétrifié malgré lui, le marbre des palais, la peau sur sa chair d'hier. Venise et la chair. Venise est dans un  automne sans fin par ses façades qui se défont. Elle est la ville du carnaval qui ne déguise un jour les hommes que pour les dégriser quarante jours durant. Le Carème mène à la Passion, à la mort et à la promesse de la Résurrection. Tout à Venise récite les cycles de nos métamorphoses. Ce théâtre à l'échelle d'une cité est tout entier phénix. Si le théâtre le plus célèbre de la ville porte ce nom, « Fenice », si toute son histoire et ses trois incendies l'illustrent, c'est que Venise elle-même est phénix, qui s’immole en symbole sur les bûchers qui la portent et l'attirent peu à peu sous la lagune.

Venise doit enseigner, sur la ligne de partage des eaux qu'elle occupe, entre Méditerranée et deltas, entre alpha et oméga, que le mirage évoque toujours ensemble le miracle et l'amer, l'eau douce qui féconde, l'eau salée qui dissout et puis renvoie au ciel qui renverra au cycle. 

Que peut-elle ignorer sous son masque? « République Sérénissime », comme une courtisane insolente n’admettant ni monarchie ni monandrie, elle ne saurait être sereine sans connaître sa fin, sans savoir que la fin a elle-même un terme. Comme un soleil descend, noyant la terre dans ses derniers rayons, Venise plonge sans sombrer, sans devenir sirène, sans entraîner personne. Elle sera peut-être, si elle disparaît, nouvelle cité d’Is mythique. Le carnaval est le prélude à une nuit de quarante jours, à une aube éternelle. Carnevale signifie : « la chair s’en va », elle s’en va à Venise comme  le crépi tombe des façades des palais de Cannareggio, comme on tombe le masque de la chair à la fin de la vie. Et l'eau absout la ville sans dire un mot, comme les lèvres et les mains d’une sainte baisent et lavent  les membres d’un lépreux jusqu’à la mort, puis lui ferment les yeux. Et les gondoles passent,  vaisseaux d'amour au velours rouge offert, vaisseaux de mort au vernis noir ouvert sur le miroir des eaux, passent sur les veines ou les vaisseaux de sève au vert profond, et sapent en vagues douces, toutes les bases, tous les palaces. Venise n'est qu'une immense scène dont le décor est un parcours initiatique. Il n'est de brume, il n 'est d'acteur, de figurant, de saint, de courtisane, de prince ou bien de bête qui ne joue dans le drame dont le monde est le public. Chacun ici vient percer à tâtons le brouillard, cligner de l’œil dans le soleil trop fort pour chercher à travers Venise un peu de l'éternel qu'ils masquent, pour qu'il les éblouissent, et puis les abolissent.

 


Nymphe

 

Venise est nénuphar, nymphéa, nymphe, nymphomane malgré elle. Posée sur l’eau, sur ses colonnes par millions,  tiges sans vertige autrefois végétales, désormais minérales dans la boue de la lagune, Venise est comme Vénus, née nue sans voile ni fard, sur une feuille de nénuphar. Saturne ou Neptune, selon le mythe, furent ses pères. Saturne, en castrant Uranus, son père, aurait fait tomber son sperme dans l’océan et engendré la déesse. Divinité dévouée à la beauté et aux plaisirs, ceux de la chair, Vénus aurait aussi été celle élue par le peuple Vénète qui fonda la cité.  Nénuphar et phare, nymphe et sirène, mais aussi, surtout, maîtresse de l’art de mourir : promise à la mort , son fard devra couler sur ses paupières. Venise, qui expire entre ses bras et sous ses yeux inspire ou aspire l’homme, Sérénissime ou bien sirénissime, selon qu’il ne regarde qu’elle, ou bien regarde à travers elle, ce que ses formes disent, ce que son labyrinthe enseigne.

Le labyrinthe vénitien nous fait parcourir toutes les voies de l’art, sans jamais nous mentir sur leur finitude. En ce sens Venise est autant mandala que dédale, car destiné à la dissolution dans l’eau, comme les imago mundi de sable ou de beurre que les moines tibétains construisent et puis détruisent dans les rivières, car ils ont désormais en eux l’image inscrite. Vue du ciel, Venise a la forme de son destin : elle a la forme du Tao où yin et yang, homme et femme, vie et mort, terre et ciel, eau et feu s’unissent et se séparent. Elle a la forme de la sirène, elle la courtisane. Elle a la forme du labyrinthe, elle l’est tant qu’on n’a pas trouvé la voie royale du Canal Grande, entre ses deux hémisphères. Elle a la forme d’une feuille parcourue de mille veines, feuille posée sur l’eau, de nymphéa, il va sans dire, ou de lotus puisque Venise est depuis deux mille ans la porte de l’Orient.

 Mais ici, à Venise, l'enseignement du labyrinthe est aussi dans la lenteur et la mémoire qui obligent à prendre le temps, à l'honorer, pour en faire l'allié le plus sûr du chemin. Si Venise est Vénus, Saturne veille sur elle, lui l’antique Chronos, le dieu du temps qui dévorait ses enfants. Il dévorera aussi Venise avec son fils Neptune. En attendant, le dédale freine le voyageur pressé, et lui offre la chance de regarder à l’intérieur de lui, de partir à la dérive, vers une certaine idée du large et de l'espace, par les calli, les fondamenta ou les campi.  Il faut oser se perdre dans le labyrinthe vénitien sans quoi c'est la ville qui le sera pour nous. Il faut sauter en marche du Vaporetto vers San Marco ou le Rialto. La gare de Santa Lucia s'y prête, direction le Ghetto. Qui saura jamais ce que Venise, comme Prague ou Amsterdam, doivent aux juifs ? On y entre par la porte étroite, la galerie sombre des initiations. On ne pénètre pas les terres, même d'exil, d'un peuple dont le mystère est loi, sans mourir un peu au profane. Avec le quartier juif, le bref étirement du temps sur le Campo Ghetto Novo peut s'éterniser si on s'arrête devant quelques pierres ou quelques habitants drapés d'histoire et de rites. Cannareggio se tient un peu plus loin comme un vieux lion aux ailes repliées, retiré de l'agitation du monde. Le quartier baille, les yeux mi-clos, dans le demi-sommeil du plein soleil qui l'assoupit ou des brouillards qui l'engourdissent. Et à suivre ses rues, on sait qu'il faut descendre aussi pour aller où les façades délabrées nous font deviner des ailleurs. C’est quand on s’est égaré, qu’on ne cherche plus sa route par des voies déjà tracées par d’autres, qu’on peut trouver la sienne. Venise-Vénus,  la courtisane, le labyrinthe, la sirène, la vénale, la vénéneuse, la masquée n’aspire en fin de compte qu’à nous rendre à nous-mêmes.

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