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6 septembre 2011 2 06 /09 /septembre /2011 07:33

L'art du Gandhara

 

 

L'antiquité a été une période paradoxale où l'homme exaltait la guerre en même temps que la recherche de la paix intérieure, ce qui la place aux antipodes exacts de notre monde moderne.

Alexandre le Grand fut un personnage hors du commun, parmi tous les conquérants que connurent ces temps. Sa vie ne fut-elle qu'une conquête ou qu'une quête? Etait-il assoiffé de sang ou bien de sens? Il poussa son avancée jusqu'à l'Inde, accompagné de philosophes, de savants, d'artistes eux aussi en quête d'une expansion non tant de leur empire sur le monde, que sur leur âme et  leur science. L'art du Gandhara, ou art gréco-bouddhiste, est né de la rencontre des canons de la beauté grecque avec les modèles du bouddhisme encore à l'aube ou au matin de son histoire, au soir de celle d'Alexandre. Non loin de là où on tire aujourd'hui à l'arme automatique sur les immenses statues de l'Eveillé.

 

 

Les fleurs d'une rencontre

 

Le Gandhara, une fois les conquêtes d'Alexandre achevées fut, entre les premiers siècles avant et aprés Jésus-Christ, un royaume bouddhiste habité par la paix et la prospérité, partagé entre le nord-ouest du Pakistan et le sud-est de l'Afganisthan actuels. Ce royaume correspondrait actuellement à la vallée de Kaboul autour de Peshawar et Swat, où la plupart des rois avaient leur capitale. Cependant, on trouve des vestiges de cet art au Cachemire, au Penjab, au Saurashtra, au Gujarat et jusqu'aux grands centres commerçants de Mathura et ses environs, sur le Yamuna. C'est aprés la chûte de l'empire des Sungas et avec la prise de pouvoir des souverains grecs et parthes dont plusieurs adoptèrent le bouddhisme ou le brahmanisme, sans pour autant renoncer à leur conscience nationale, que la région connut son plus grand fleurissement artistique.

On peut dire que l'art du Gandhara est le premier exemple d'interpénétration réelle, dans les arts figuratifs, entre l'Europe et l'Asie. Le Gandhara possédait, en ces temps-là, prés de 1600 monastères, décorés, comme leurs stupas, de statues et de bas-reliefs en pierre ou stuc.

On trouve également, témoignant des influences grecques, des colonnes de style corynthien, des centaures, des guirlandes aux motifs de vigne et des atlantes... et l'urbanisme lui-même a connu des influences du monde hellénistique. Mais l'arhcitecture ne fut pas le domaine le plus réussi de l'art du Gandhara et celui qui demeurera aussi bien dans la mémoire du bouddhisme que de l'histoire de l'art.

A partir du deuxième siècle aprés Jésus-Christ, le Bouddha commença à être représenté, pour populariser son culte, sous des traits humains, bien qu'il ait demandé lui-même, avant son Mahaparanirvana, son extinction suprême, qu'aucune représentation ni culte ne soient pratiqués. En effet, même sous l'empire des Mauyas, dont Asoka fut le plus célèbre représentant, le Bouddha n'était symbolisé que sous la forme du lotus, des empreintes de pas et du tône vacant.

La pierre utilisée était soit la pierre grise et verdâtre du Gandhara, soit la pierre rougeâtre de Mathura, mais dans les images qui étaient destinés aux temples ou aux mécènes fortunés, les artistes oeuvrèrent aussi avec le schiste, puis le stuc, et enfin la terre cuite peinte, comme en témoignent de nombreuses têtes du Bouddha, dont on pense qu'elles furent auparavant modelées dans des moules.  Au Gandhara, il a alors un visage de type grec, trés régulier et "géométrique" en quelque sorte, car pour les grecs, l'ordre était l'expression de la lumière.  Ses cheveux sont bouclés, frisés ou remontent en un chignon qui évoque le chakra aux mille pétales, celui de l'Eveil. Les oreilles sont allongées, en signe de sagesse, le front porte un point, le troisième oeil, et la tête est souvent entourée d'une auréole, lumière émanant du chakra cité.  Enfin, il arrive même qu'il porte une moustache, ce qui est évidemment surprenant. Mais celle du XIII° Dalaï Lama ne l'était-elle pas tout autant?

L'Eveillé porte également des toges de style romain et son visage a une expression ataraxique, pour reprendre un terme grec signifiant "sans désir", ce qui est le but de tout philosophe grec de l'antiquité, but qu'il partage avec l'ascète bouddhiste.

 

 Les scènes figurant sur les bas-reliefs concernent généralement des moments de la vie de Bouddha: l'enfance et la jeunesse sous l'étroite surveillance de son père, le roi Sudoddhadana, qui désirait lui éviter toute soufrance pour l'empêcher de devenir le grand Boddhisattva q'un vieux sage, le grand rishi Asita, avait annoncé lors de sa naissance; le mariage avec la belle Yashodara, qu'il allait ensuite quitter dans la nuit au milieu du sommeil du palais, aprés qu'elle lui a donné un fils; la première méditation , sous la protection des Nagas, ces mythiques serpents de la sagesse; la nuit de Illumination aprés la victoire sur Mara et ses trois filles; la vie monastique, enfin, parmi les bikkhus, les moines de la sangha, toujours plus nombreux: tentative d'assassinat par des sicaires envoyés par Devadatta, le cousin du Bouddha, "grand prodige magique" de Sravasti, au cours duquel l'Eveillé fait surgir alternativement de l'eau  de ses pieds et du feu de ses épaules . Il est donc sculpté aussi bien assis que debout.

A côté de ces représentations classiques, concernant le Bouddha lui-même dans son incarnation la plus célèbre, il faut noter que le Bouddha à venir, Metteya en Pali, Maïtreya en sanskrit, est aussi représenté, ainsi même qu'une ancienne incarnation du Bouddha au cours de laquelle, sous les traits du brahmane Sumedha, il étend sa chevelure sous les pas du Bouddha Dipankara pour lui éviter de se salir et s'engage, par son humilité et sa foi, à devenir le Bouddha des temps historiques.

Cependant, pour reprendre le mot d'André Malraux, connaissaneurde l'art oriental comme en témoignent ses aventures dans les temples d'Angkor,  "l'histoire de cet art est celle de la conquête de l'immobilité". En effet, l'aspect du Bouddha devient nettement celle d'un méditant, se détachant du modèle précédent, où il pouvait évoquer une sorte d'athlète à la fierté affirmée.

 

 

L'Eveillé au milieu de dieux de la Grêce et de l'Inde.

 

Peu à peu, on voit comment il va être divinisé: sa dimension par rapport aux autres personnages augmente, et il est de plus en plus entouré de divinités aussi bien indiennes, que partho-mésopotamiennes, ou grecques: Indra dieu de la foudre, Brahma, dieu créateur, Nanaia, Athéna, déesse de la sagesse, Harpocrate, Silène.

Le choix de ces divinités n'est pas trés difficile à expliquer. La foudre d'Indra dans le ciel symbolise l'Illumination de la conscience. Par ailleurs, Indra est le roi des dieux et sa monture est l'éléphant blanc, lui-même associé au Bouddha, puisque sa mère, la reine Maya, rêva d'un éléphant blanc qui pénétrait son flanc droit. Ce rêve fut interprété par les devins comme l'annonce de l'incarnation d'un roi universel, un chakravartin, ou un Bouddha s'il renonçait au monde. Mais surtout, la visite au ciel d'Indra représente un devoir pour tous les Bouddhas. Le Bienheureux s'y rendit aprés le "grand prodige magique de Sravasti", où il mit en déroute les six maîtres des doctrines rivales.

Le Bouddha enseigna alors  sur le trône même d'Indra , à sa mère, morte à sa naissance, et à un nombre considérable de divinités.

Brahma est le dieu créateur du panthéon hindou, et c'est aussi lui qui reçut, avec Sakra, le Bouddha lors de sa naissance et fut son premier contact sur  terre.

Apollon, quant à lui, était le dieu solaire de la beauté, de l'harmonie, de l'inspiration,  des arts, et de la lumière. C'est donc que les trois "universaux" cités: Beauté, Bonté, Vérité, sont liés, voire indissociables: ils sont les différents aspects d'une seule et même réalité, celle de la Conscience éveillée. Une telle conception ne pouvait que rencontrer le bouddhisme, et la figure d'Apollon, le vainqueur du serpent Python, celle de dieux orientaux tels que Krishna, lui-même dieu solaire et à la beauté irrésistible, les gopis peuvent en témoigner, et vainqueur d'un autre serpent, ou de Bouddha qui est l'incarnation des valeurs lumineuses citées, ne serait-ce que par la signification de son nom: l'Eveil est ce moment où, les yeux s'ouvrant, la lumière entre, et c'est l'Illumination. La déesse Athéna rejoint le symbolisme lié à la lucidité: fille de Zeus, lui-même roi des dieux et porteur de la foudre, comme Indra, elle incarne la sagesse et son animal, si celui de son père est l'aigle solaire, est la chouette, lunaire, mais symbole de la clairvoyance nocturne. Or, le Bouddha est celui qui veille et voit dans les ténèbres quand tous dorment et rêvent, et la pleine lune de mai est celle autour de laquelle s'organise la grande fête du Wésak qui commémore sa naissance, son Illumination et son Mahaparanirvana.

A côté des influences grecques, il faut aussi rappeler que d'autres, mineures, viennent d'Iran et d'Asie Centrale. En définitive, au cours des siècles, c'est l'influence indienne qui prendra le dessus. Cette évolution reflète d'ailleurs la lente décroissance du bouddhisme dans le sous-continent indien, jusqu'à sa quasi-disparition actuelle, même si le pays possède la plupart des lieux historiques de la vie de Bouddha.

On trouve, vingt siècles aprés, des représentations de ces modèles jusque dans les étals des marchands qui jouxtent certains ashrams du sud de l'Inde, pour preuve de la popularité et de la diffusion de cet art... Plus prés de nous, on peut admirer des exemples de l'art du Gandhara au musée Guimet de Paris, récemment rénové et rouvert.

 

L'art et l'âme: une histoire d'amour.

 

L'art gréco-bouddhiste signe la rencontre de deux cultures dont les idéaux convergent en de nombreux points.

Platon, disciple de Socrate,  plaçait le Beau comme point de départ de la compréhension du Bien, puis du Vrai. Il enseignait que, par la contemplation de la beauté d'un corps, on peut comprendre l'essence de la beauté, qui appartient au monde des idées. Certains situent ce monde, pour reprender la classification des plans subtils, dans le monde mental supèrieur. La compréhensoin de la Beauté amène à la compréhension du Bien, laquelle mène à son tour à l'expérience du Vrai. On se trouve, avec l'art sacré, face à un paradoxe qui en dit long sur la nécessité de sortir des dualités simplistes qui nous cachent le jeu de la création: la matière peut amener à l'Esprit, le grossier au subtil. Cette illusion qu'est le marbre peut amener à sa propre dissolution et permettre d'expérimenter la Vacuité, par la contemplation de la perfection de l'image et son pouvoir suggestif. En ce sens, la représentation du Boddhisattva rejoint la parole et  l'action du Boddhisattva historique lui-même en pérennisant sa présence, comme si la poussière de sa chair y devenait pierre, y trouvant une forme d'éternité, certes toute provisoire, compte tenu de l'impermanence.

Les mandala n'étaient pas le seul outil de concentration utilisé, mais, à ce niveau aussi, la rencontre entre grecs et bouddhistes est particulièrement frappante: chez Platon, on peut, par la contemplation de la pupille, percevoir la divinité à l'intèrieur de l'homme. Dans le bouddhisme, l'oeil est à la fois le symbole de la roue du Dharma et l'organe de la connaissance, puisque la "vision juste" est une des premières choses à développer sur la Voie. Ce n'est pas un hasard si l'Inde a gardé ce symbole sur son drapeau.

 

La fonction pédagogique de l'art devient particulièrement forte quand la symbologie évolue et se précise: comme les cathédrales gothiques, le temple bouddhiste se propose comme une initiation à la voie spirituelle, à un peuple qui ne sait ni lire ni compter mais qui est par là-même plus sensible au langage analogique des symboles, lesquels sont connus pour parler directement à notre intuition en prenant de vitesse les raisonnements de l'égo pour entrer en résonnance avec le coeur. Si l'on parcourt d'ailleurs le Dhammapada, qui reste un des recueils les plus fiables des paroles authentiques du Bouddha, en dépit de la diversité des versions, on se rend compte que la plupart de ses enseignements sont des aphorismes qui utilisent l'analogie: versets sur les fleurs ou sur les fous, paraboles où l'acte est comparé à une graine ou à un fruit,  les images sont souvent préférées à la dialectique car elles permettent de montrer la relation de l'homme au monde et les lois communes qui les régissent.  En ce sens, l'art est un prolongement fidèle, une restitution muette, donc exempte de déformation, des actes et paraboles de sa vie, ainsi livrées directement à tous ceux qui approchaient les temples.

 

 Les avis sont souvent partagés lorsqu'on évoque l'art du Gandhara - ce terme me paraît personnellement plus approprié que celui de "gréco-bouddhique", compte tenu des influeences qui incluent toutes les traditions, de la terre des hellènes à celle des hindoux.

On lui reproche fréquemment sa préoccupation excessive de l'esthétique et du beau, qui a pu le pousser jusqu'à un certain maniérisme un peu mièvre, une complaisance des artistes dans la forme. Cependant, la réaction première devant les oeuvres de ce courant est généralement une émotion vraie et un sentiment de sérénité non simulé, et par là même une fidélité au message bouddhiste.

On peut y voir également un mélange peu scrupuleux de diverses doctrines, religions, philosophies et cultes, les uns en décadence, les autres en expansion, les troisièmes relativement stables, à un moment donné et en lieu donné de l'histoire humaine. La question de l'origine des croyances et des savoirs est toujours délicate... Ce que l'on critique aujourd'hui sous le terme de syncrétisme était en réalité durant l'antiquité une compréhension de l'unité des mythes et des parcours spirituels, au delà de l'illusion des formes et des noms. L'art du Gandhara en porte preuve. L'émotion réciproque des Grecs et des Orientaux devant la beauté de leurs arts et de leurs philosophies est une histoire d'amour entre la matière et l'esprit, la pierre et la prière, la sculpture et le culte. Leur mariage a donné un des plus beaux exemples d'art sacré.

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